14-03-2013, 21:47
Le vieil homme s'assit avec précaution, prenant soin de ne pas renverser de tisane brûlante sur le dos de sa main. Une fois installé, il se mit à observer d'un regard bienveillant les deux enfants accroupis sur la moquette non loin de lui. Ces derniers étaient totalement absorbés par un holosim éducatif, plongés au sein d'une réalité parallèle grâce à leurs bandeaux neuraux qui ressemblaient, se dit le vieil homme, à des serre-tête semi-transparents rabattus sur le haut de leurs nez. Un curieux mélange d'émotions le saisit alors qu'il les contemplait ; de l'émerveillement face à cette technologie qui rendait de telles choses possibles, de la fierté envers ses petits-enfants dont les connaissances à six et huit ans éclipsaient déjà celles qu'il avait régurgitées au baccalauréat il y a bien longtemps de cela, et une pointe d'envie aussi, car il était maintenant bien trop vieux pour profiter des merveilles créées par l'ingéniosité du cerveau humain et des intelligences artificielles qu'il avait fini par créer.
Le viel homme posa sa tasse sur la petite table à sa gauche et se saisit de son exemplaire de Brave New World, qu'il possédait depuis plus de soixante ans et qu'il avait dû lire une bonne douzaine de fois. Seuls les vieux croûtons comme lui lisaient encore sur du papier, et cela faisait d'ailleurs bientôt vingt ans que toute production de papier d'origine végétale était interdite. Il préférait néanmoins largement lire des caractères imprimés sur des pages jaunies que des agglomérations de pixels sur un écran, et ce quoi que puisse en dire son oculiste. C'était probablement psychologique plus qu'autre chose, mais il estimait de toute façon que l'un des privilèges essentiels de l'âge était de pouvoir se permettre ce type d'excentricités mineures sans passer pour un fêlé ou un emmerdeur.
Il s'était délicieusement perdu dans la prose d'Huxley lorsqu'une petite voix le tira de son propre monde parallèle.
- "Dis, Papy, c'est quoi l'OM ?"
Sa petite-fille le dévisageait avec une forme de curiosité intense, comme si elle cherchait plus à observer sa réation qu'à obtenir de lui une réponse à sa question.
- "L'OM ? En voilà une question, ma belle ! Pourquoi me demandes-tu ça ?"
- "Ben, pour ça." Elle pointa du doigt la grande tasse bleu délavé qu'il tenait dans sa main, relique de ce qui lui semblait être une autre vie, et qu'il persistait à utiliser alors que sa fille l'avait enjoint mille fois de se débarrasser de ce 'vieux truc encrassé', comme elle aimait la décrire.
Le viel homme n'eut pas besoin de regarder la tasse –enfin, le mug comme disent les Anglais, et pourquoi diable les Français n'ont-ils toujours pas de mot équivalent ? – pour savoir que les lettres 'O' et 'M' y apparaissaient de manière fort visible en un blanc qui virait désormais au jaune pâle. Comme son livre, cette tasse était l'un des objets qui avaient survécu aux tumultes de sa vie, et surtout aux nombreux déménagements qui l'avaient parsemée. Il sourit à sa petite-fille, et nota avec une certaine satisfaction que son petit-fils venait lui aussi d'ôter son bandeau neural pour le fixer de ses yeux intelligents.
- "Eh bien, l'OM c'est un club de football. Enfin, c'était... Aujourd'hui, les grands championnats sont formés d'équipes du monde entier, et les équipes portent toutes le nom des compagnies qu'elles représentent, mais pendant longtemps les équipes représentaient des villes, ou même des quartiers. Et l'OM, c'était l'Olympique de Marseille."
Un petit sourire amer se forma sur ses lèvres à l'idée qu'aujourd'hui, Marseille n'était guère plus qu'un quartier de la grande conurbation qui s'étendait de Barcelone à Turin, agrippée au littoral comme une immense grappe de bernacles.
- "Et ils étaient forts ?" s'enquérit son petit-fils. Le sourire du vieil homme se mua en grimace, et une image désagréable fit soudainement irruption dans son esprit, celle d'une espèce de gigolo quarantenaire au brushing ridicule.
- "Oui, pendant un temps ils étaient forts" lui répondit son grand-père. "Et puis un peu moins forts après ça. Et un jour tout s'est mis à dégringoler, et ils n'étaient plus forts du tout." Il n'arrivait pas à se débarrasser du souvenir de ce sourire faux et arrogant, de ce parvenu arriviste qui se voulait sophistiqué mais n'était rien de plus qu'un sot, et qui avait en quelques années détruit tant d'espoirs, mutilé tant de promesses...
Le petit hocha gravement la tête, et son regard sérieux indiquait qu'il avait déjà quelque notion du fait que rien n'était éternel, pas même les étoiles, et d'autant plus lorsqu'il s'agissait de ce que les hommes façonnaient de leurs mains.
- "Si ça vous dit, je pourrais sans doute trouver un holofilm d'un match de l'OM qu'on pourrait regarder ensemble" dit le vieil homme à ses petits-enfants. Ceux-ci eurent l'air quelque peu gênés, et c'est l'aînée des deux qui lui répondit finalement.
- "Non, c'est gentil Papy, mais nous n'aimons pas vraiment le football. C'est..." Elle parut chercher ses mots, sans doute pour ne pas le blesser.
C'est un sport pour les vieux, finit-il pour elle en son for intérieur. À vrai dire, il ne leur en voulait pas car lui non plus, depuis la disparition de l'OM, il n'aimait plus vraiment le football. Du moins, pas assez pour supporter quatre-vingt dix minutes de va-et-vient entre vingt-deux énergumènes dopés jusqu'à la moëlle et portant les couleurs de l'une ou l'autre des multinationales ou autres 'fonds d'investissement' qui s'étaient appropriés ce sport, tout comme ils s'étaient appropriés quasiment tout le reste.
- "Ça ne fait rien, mes petits" les rassura-t-il, en leur adressant un sourire qui les convaincrait de la sincérité de ses dires, du moins l'espérait-il. "De toute façon, votre maman préfère sûrement que vous fassiez vos devoirs." Après lui avoir adressé à leur tour de grands sourires qui ne masquaient pas tout à fait leur soulagement, les deux enfants retournèrent à leurs holosims respectifs.
La question de la petite avait cependant éveillé quelque chose en lui, quelque chose qui ne demandait qu'à être réveillé, quelque chose de triste qui n'en était pourtant pas moins séduisant. Il posa sa tasse et se saisit du rectangle de verre fumé qui se trouvait sur la table basse du salon, ainsi que d'un des bandeaux neuraux qui étaient posés à côté. Bien qu'il ne fût pas ignorant quant à la manière de procéder –ce n'était après tout pas si différent du Google de son époque– le vieil homme eut beaucoup de mal à trouver ce qu'il cherchait, et quand il trouva, ce n'était pas tout à fait ce qu'il avait espéré.
Olympique de Marseille – AC Ajaccio, vendredi 15 mars 2013, Ligue 1.
Bizarrement, le score de la rencontre n'était pas indiqué, et le vieil homme ne se souvenait pas de cette rencontre. Sans doute la personne l'ayant mise à disposition ne souhaitait-elle pas gâcher la surprise du résultat à ceux qui ne le connaissaient pas. Ce n'était pas une rencontre de prestige, mais comme il n'en avait aucun souvenir et qu'il ne souhaitait pas passer un quart d'heure de plus à écumer le Réseau, il se dit qu'après tout, pourquoi pas. Il vida le reste de sa tisane d'un trait, positionna le bandeau neural et s'installa confortablement dans son fauteuil, avant de lancer l'holofilm d'un mouvement de l'œil...
Le viel homme posa sa tasse sur la petite table à sa gauche et se saisit de son exemplaire de Brave New World, qu'il possédait depuis plus de soixante ans et qu'il avait dû lire une bonne douzaine de fois. Seuls les vieux croûtons comme lui lisaient encore sur du papier, et cela faisait d'ailleurs bientôt vingt ans que toute production de papier d'origine végétale était interdite. Il préférait néanmoins largement lire des caractères imprimés sur des pages jaunies que des agglomérations de pixels sur un écran, et ce quoi que puisse en dire son oculiste. C'était probablement psychologique plus qu'autre chose, mais il estimait de toute façon que l'un des privilèges essentiels de l'âge était de pouvoir se permettre ce type d'excentricités mineures sans passer pour un fêlé ou un emmerdeur.
Il s'était délicieusement perdu dans la prose d'Huxley lorsqu'une petite voix le tira de son propre monde parallèle.
- "Dis, Papy, c'est quoi l'OM ?"
Sa petite-fille le dévisageait avec une forme de curiosité intense, comme si elle cherchait plus à observer sa réation qu'à obtenir de lui une réponse à sa question.
- "L'OM ? En voilà une question, ma belle ! Pourquoi me demandes-tu ça ?"
- "Ben, pour ça." Elle pointa du doigt la grande tasse bleu délavé qu'il tenait dans sa main, relique de ce qui lui semblait être une autre vie, et qu'il persistait à utiliser alors que sa fille l'avait enjoint mille fois de se débarrasser de ce 'vieux truc encrassé', comme elle aimait la décrire.
Le viel homme n'eut pas besoin de regarder la tasse –enfin, le mug comme disent les Anglais, et pourquoi diable les Français n'ont-ils toujours pas de mot équivalent ? – pour savoir que les lettres 'O' et 'M' y apparaissaient de manière fort visible en un blanc qui virait désormais au jaune pâle. Comme son livre, cette tasse était l'un des objets qui avaient survécu aux tumultes de sa vie, et surtout aux nombreux déménagements qui l'avaient parsemée. Il sourit à sa petite-fille, et nota avec une certaine satisfaction que son petit-fils venait lui aussi d'ôter son bandeau neural pour le fixer de ses yeux intelligents.
- "Eh bien, l'OM c'est un club de football. Enfin, c'était... Aujourd'hui, les grands championnats sont formés d'équipes du monde entier, et les équipes portent toutes le nom des compagnies qu'elles représentent, mais pendant longtemps les équipes représentaient des villes, ou même des quartiers. Et l'OM, c'était l'Olympique de Marseille."
Un petit sourire amer se forma sur ses lèvres à l'idée qu'aujourd'hui, Marseille n'était guère plus qu'un quartier de la grande conurbation qui s'étendait de Barcelone à Turin, agrippée au littoral comme une immense grappe de bernacles.
- "Et ils étaient forts ?" s'enquérit son petit-fils. Le sourire du vieil homme se mua en grimace, et une image désagréable fit soudainement irruption dans son esprit, celle d'une espèce de gigolo quarantenaire au brushing ridicule.
- "Oui, pendant un temps ils étaient forts" lui répondit son grand-père. "Et puis un peu moins forts après ça. Et un jour tout s'est mis à dégringoler, et ils n'étaient plus forts du tout." Il n'arrivait pas à se débarrasser du souvenir de ce sourire faux et arrogant, de ce parvenu arriviste qui se voulait sophistiqué mais n'était rien de plus qu'un sot, et qui avait en quelques années détruit tant d'espoirs, mutilé tant de promesses...
Le petit hocha gravement la tête, et son regard sérieux indiquait qu'il avait déjà quelque notion du fait que rien n'était éternel, pas même les étoiles, et d'autant plus lorsqu'il s'agissait de ce que les hommes façonnaient de leurs mains.
- "Si ça vous dit, je pourrais sans doute trouver un holofilm d'un match de l'OM qu'on pourrait regarder ensemble" dit le vieil homme à ses petits-enfants. Ceux-ci eurent l'air quelque peu gênés, et c'est l'aînée des deux qui lui répondit finalement.
- "Non, c'est gentil Papy, mais nous n'aimons pas vraiment le football. C'est..." Elle parut chercher ses mots, sans doute pour ne pas le blesser.
C'est un sport pour les vieux, finit-il pour elle en son for intérieur. À vrai dire, il ne leur en voulait pas car lui non plus, depuis la disparition de l'OM, il n'aimait plus vraiment le football. Du moins, pas assez pour supporter quatre-vingt dix minutes de va-et-vient entre vingt-deux énergumènes dopés jusqu'à la moëlle et portant les couleurs de l'une ou l'autre des multinationales ou autres 'fonds d'investissement' qui s'étaient appropriés ce sport, tout comme ils s'étaient appropriés quasiment tout le reste.
- "Ça ne fait rien, mes petits" les rassura-t-il, en leur adressant un sourire qui les convaincrait de la sincérité de ses dires, du moins l'espérait-il. "De toute façon, votre maman préfère sûrement que vous fassiez vos devoirs." Après lui avoir adressé à leur tour de grands sourires qui ne masquaient pas tout à fait leur soulagement, les deux enfants retournèrent à leurs holosims respectifs.
La question de la petite avait cependant éveillé quelque chose en lui, quelque chose qui ne demandait qu'à être réveillé, quelque chose de triste qui n'en était pourtant pas moins séduisant. Il posa sa tasse et se saisit du rectangle de verre fumé qui se trouvait sur la table basse du salon, ainsi que d'un des bandeaux neuraux qui étaient posés à côté. Bien qu'il ne fût pas ignorant quant à la manière de procéder –ce n'était après tout pas si différent du Google de son époque– le vieil homme eut beaucoup de mal à trouver ce qu'il cherchait, et quand il trouva, ce n'était pas tout à fait ce qu'il avait espéré.
Olympique de Marseille – AC Ajaccio, vendredi 15 mars 2013, Ligue 1.
Bizarrement, le score de la rencontre n'était pas indiqué, et le vieil homme ne se souvenait pas de cette rencontre. Sans doute la personne l'ayant mise à disposition ne souhaitait-elle pas gâcher la surprise du résultat à ceux qui ne le connaissaient pas. Ce n'était pas une rencontre de prestige, mais comme il n'en avait aucun souvenir et qu'il ne souhaitait pas passer un quart d'heure de plus à écumer le Réseau, il se dit qu'après tout, pourquoi pas. Il vida le reste de sa tisane d'un trait, positionna le bandeau neural et s'installa confortablement dans son fauteuil, avant de lancer l'holofilm d'un mouvement de l'œil...