20-02-2011, 22:24
« Le regard ne s'empare pas des images, ce sont elles qui s'emparent du regard.
Elles inondent la conscience. » F.K
Elles inondent la conscience. » F.K
Un matin, au sortir de rêves agités, je me réveillai dans mon lit transformé en un véritable échalas. J’étais sur le dos, un dos dur et musclé, et en relevant un peu la tête je vis mon buste long et svelte comme jamais auparavant.
« Que m’est-il arrivé ? » pensai-je. Ce n’était pas un rêve. Je reconnaissais ma chambre. Le radioréveil sur la table de nuit, un 8 en cristaux liquides, et mon mug OM à l’anse ébréchée avec un fond de la veille.
Je portai mes mains à mon visage dans un réflexe de friction oculaire censé me ranimer tout à fait et sentis une pilosité éparse sur mes joues jusqu’à former une barbichette plus fournie comme un trait vertical au-dessous de la lèvre. Mes cheveux avaient bouclé et grandi. En tirant sur une mèche, je constatai une couleur foncée aile de corbeau que je ne leur connaissais pas. Mais c’est ma taille qui m’impressionna le plus; mes pieds dépassaient des draps et semblaient avoir pris deux ou trois pointures.
Un frisson me glaça les jambes. Je secouai la couette pour l’ajuster au mieux et constatai une autre incongruité de mon anatomie. Je crus tout d’abord à une maladie de peau soudaine, un eczéma foudroyant, mais à y regarder de plus près, j’aperçus d’étranges dessins et inscriptions qui remontaient sur mes membres inférieurs. Je ne m’en étais pas rendu compte tout de suite, en fait mes bras aussi étaient illustrés à la manière d’un guerrier Maori.
« Si je me rendormais encore un peu pour oublier toutes ces bêtises », pensai-je.
Moi qui n’avais même pas eu le courage de me faire tatouer un minuscule cœur fléché sur l’épaule une nuit de cuite et de désespoir amoureux en rade de Brest. Moi qui ne supportais pas l’idée qu’on puisse me piquer la peau pour y injecter de l’encre indélébile. Moi qui avais une sainte horreur des machines à aiguilles, voilà que j’étais devenu une véritable bande dessinée vivante, tatoué de pied en cap.
Bon sang, c’était quoi ce délire ?
Je soulevai le drap, repliai les coudes pour m’inspecter, me contorsionnai en tous sens pour mieux voir les dessins entremêlés : un rosaire, des écritures en calligraphie chinoise, et j’en passe des bondieuseries… Au secours ! Des tatouages, plein de tatouages, j’en dénombrai une bonne dizaine sur tout mon corps.
Je dégageai une jambe ornée de têtes d’enfants, un Christ couronné d’épines sur la face interne du mollet, et là, au bas de ma jambe gauche, un joueur de foot au maillot rayé qui riait à pleines dents. Je reconnus sans peine la grosse tête caricaturée de Maradona. Je compris mieux le délire, je ne connaissais qu’une seule personne avec ce tatouage au-dessus de la cheville. Drôle de délire à la vérité.
Je me voyais dans la peau tatouée de Lucho Gonzales. Mon idole.
Tout me paraissait croyable bien qu’invraisemblable. J’étais en phase de sommeil paradoxal, mieux je rêvais que je rêvais. La somnolence suscitait un état modifié de ma conscience. Indubitablement. Aucune autre explication ne traversa mon subconscient embrumé mais néanmoins cartésien.
Donc j’étais Lucho et je le rêvais lucidement.
Mon cerveau avait compris la supercherie mais avait, semble-t-il, décidé de laisser faire, de ne censurer aucun récepteur sensoriel et d’ouvrir les vannes à l’irrationnel.
A la bonne heure ! Je me retournais dans mon lit cherchant la position idoine, écrasant au mieux mon oreiller histoire de préserver ce demi-sommeil providentiel et prolonger l’aubaine de me rêver El Comandante…
Je me réincarnai en lui, inventai la simulation absolue, le jeu de foot ultime, et je vis en première intention ce ballon blême comme la lune jaillir de mon pied, monter dans l’air qui sentait l’herbe mouillée avant de replonger dans les pieds d’un coéquipier portant le même maillot immaculé au logo étoilé.
Moi qui avais les pieds désespérément carrés, je me vis réussir cette passe décisive dans l’espace libre, cette offrande, ce caviar. Moi qui à 5 mètres n’avais jamais su toucher le cerisier du jardin deux fois de suite sans invoquer la divinité moqueuse de la chance, réincarnée dans mon chat planqué sous la voiture, je me vis faire la passe lumineuse pour cet attaquant qui filait droit au but.
J’entendis l’impact de sa chaussure sur le cuir pâle.
Je vis un gardien trompé par un ballon piqué qui n’en finissait plus de rouler. Je vis passer une éternité dans un rebond de lune. Je vis le poteau rentrant et le peuple des tribunes se lever comme un seul OM. Je vis ce pouce à la bouche et la joie de l’enfant neuf qui courait vers moi. Je me vis danser avec lui. Je me vis plus loin dans la partie.
Je me vis sur un coup de pied arrêté.
Moi qui n’avais jamais su élever une balle de foot qu’au-dessus de la haie du voisin et dézinguer des vasistas de buanderie, je me vis tirer un coup franc au cordeau et déposer la lune descendante sur la tête d’un joueur noir à la détente impeccable. Le ballon-lune finit sa course en lucarne. J’entendis distinctement le claquement des filets et le grondement sourd des gradins. Les flashs crépitèrent en une myriade d’étoiles aveuglantes alors qu’il dansait sa joie les doigts au ciel.
Après, il y eut ce moment de rêve d’entre le rêve.
Moi qui avais pour but la porte du garage. Moi qui prenais mon élan dans l’allée jusqu’au ciel de la marelle de ma sœur tracée à la craie. Moi qui n’avais réussi qu’à marquer durablement les pensées en parterre d’une maman paniquée, moi qui avais décapité tant de ses géraniums de bohème, je me vis démarqué au coin crayeux de la surface.
Je vis revenir un second ballon beau comme un astre. Je me vis le reprendre de volée vers le petit filet des pêcheurs de lune selon une belle parabole. Je le vis suivre cette orbite parfaite et outrepasser les doigts gantés d’un gardien plongeant sur sa ligne.
Je me vis enfin toucher un but.
Je vis se distendre les mailles du paradis et exploser une gerbe de rosée. Un ultime sursaut dans l’embut et je vis mourir le ballon lune là où l’herbe est plus verte.
Je vis la mère de la tranquillité qui me souriait.
Je sentis mes yeux se gonfler de larmes. Un peu comme quand mes copains habiles de leurs pieds m’autorisaient à jouer avec eux, en contrepartie d’une rédac torchée sur un coin de flipper.
Je me sentis au Stade, au stade ultime de l’extase.
Je me mis à courir comme un ange dératé. Je me sentis monter au ciel de Mars dans un aller-retour astronomique.
Je me vis auréolé des lumières du Vélodrome, et remonter la main au dessus de mes yeux en guise de visière. Je me vis exécuter ce geste auguste du commandeur albicéleste saluant la foule en délire.
Je me vis en photo à la une, les yeux dans l’ombre tel un guerrier casqué.
Puis, il y eut le poids de mes coéquipiers me ramenant sur Terre. Leurs étreintes enflammées, leurs mains m’agrippant, leurs bouches m’embrassant, leurs joues en sueur se collant à la mienne dans une joie orgasmique.
Il y eut aussi ce retour de flamme qui m’embrasa le fessier puis ce ballet de silhouettes flottantes comme des diables devant mes yeux hagards.
Je plissai les paupières pour mieux distinguer une vieille dame au regard de chouette qui recueillit une seringue usagée et du coton hydrophile de la main d’un homme chauve en bras de chemise et gilet jacquard.
Je me retrouvais en position fœtale, agité de spasmes, un bras en dehors du lit qui gigotait tout seul, nez à nez avec le radioréveil, le temps en cristaux liquide, et mon mug à l’anse ébréchée que débarrassa prestement une main aux doigts boudinés…
Fly
… A Suivre, prochain match Nancy – OM
En cas de morsure de vipère, sucez-vous le genou, ça fait marrer les écureuils