12-09-2007, 17:41
Réaction à la lecture de ta lettre dans un vestiaire du Stade de France avant le match de rugby
Par Antoine Vitkine, écrivain et réalisateur de documentaires.
QUOTIDIEN : mercredi 12 septembre 2007
Lien : http://www.liberation.fr/rebonds/277741.FR.php
je técris pour te demander pardon. Il y a quelques jours, on a lu la lettre que tu as envoyée à tes parents, il y a soixante-six ans, juste avant de mourir assassiné par les nazis auxquels, au risque de ta vie, tu avais décidé de résister, à 17 ans seulement. Ta lettre, on la lue dans les vestiaires dun stade, aux joueurs dune équipe française de rugby, avant un match très médiatisé qui les opposait à une autre équipe, lArgentine.
Tu es surpris ? Quel rapport entre cette lettre, que tu as rédigée lâme déchirée dans la crasse dune geôle nazie, et le match douverture dune Coupe du monde de rugby ? Sagissait-il dappeler les joueurs à se sacrifier pour leur patrie, comme toi tu étais supposé lavoir fait, toi qui pourtant tes moins sacrifié pour la patrie que pour la liberté et la dignité de tous les hommes ?
Le rugby, ce sport que lon pratiquait à ton époque, sest-il changé en un demi-siècle en lutte contre la barbarie ?
Non, bien sûr. La vraie raison, je vais te lexpliquer. Un président nouvellement élu, en quête de nouvelles références pour lidentité nationale, amateur de symboles forts plutôt que de la force du sens, sest mis en tête de faire de ta lettre un symbole. Un symbole quil entend même faire lire dans les collèges et les lycées de France, et dont un entraîneur sest saisi, pensant bien faire.
Je te le dis, bien quau fond ça nait aucune importance : les joueurs français ont perdu. Trop démotion, ont dit les commentateurs sportifs ( «On a chargé la barque émotionnelle jusquau trop-plein»), trop de pression, certains joueurs ont pleuré, lire la lettre fut une erreur. Une erreur. Si léquipe avait gagné, aurait-on, au contraire, lu ta lettre avant chacun de ses matchs, comme un talisman, un gri-gri, une mascotte ? Et puis après, lors de chaque compétition dimportance ? Ta lettre, forte et triste, aurait-elle finie imprimée sur des maillots, le jour de la victoire, sur les Champs-Elysées, au milieu des cotillons, des fanions et des canettes de bière ? Heureusement, cher Guy Môquet, ils ont perdu. Trop démotion, a-t-on donc dit pour expliquer la défaite et pour souligner linà-propos de cette lecture.
Que ta lettre soit émouvante importe peu, tu le sais bien, toi qui, à lépoque, te fichais bien décrire une lettre émouvante. Et pour nous, aujourdhui, ta lettre devrait représenter autre chose que de lémotion ; elle est un morceau dHistoire, un témoignage de linfamie nazie et de labnégation de ceux qui lui résistèrent.
Or, cher Guy Môquet, ta lettre et ta mémoire sont devenues les instruments dune compétition sportive, parce que quelques-uns ont voulu en faire un ingrédient dun chauvinisme sportif nouveau, plaçant leurs drops bleu-blanc-rouge sous la protection de tes mânes.
Par-delà ce match, ta lettre est devenue linstrument de la communication dun homme politique, qui a bien compris quelle est chargée démotions collectives et de valeurs fédératrices, un symbole de la lutte du bien contre le mal, dune citoyenneté renouvelée et fière dêtre française. Un symbole national de plus, après Jeanne dArc et le Soldat inconnu, mais avec un surcroît dâme et démotion.Un peu démotion dans le moteur de lidentité nationale, voilà ce que représente ta lettre, aux yeux du Président, à une époque où lémotion, en politique comme en toute chose, est portée aux nues.
«Je nai jamais pu lire ou écouter la lettre de Guy Môquet sans être profondément bouleversé», a déclaré ce président le 17 mai 2007, pour justifier sa première décision de nouvel élu, faire lire ta lettre dans les écoles, «bouleversé». Tout était dit. Au moins honorons-nous ta mémoire. Mais pour le faire vraiment, pour que cela ait du sens, il faudrait rappeler pourquoi tu es mort, enseigner lHistoire plutôt que sacraliser ta lettre qui, à elle seule, ne dit pas grand-chose. Il faudrait enseigner une histoire plutôt que bâtir des piédestaux à des héros, à des martyrs, à des saints
Tu nes pas un martyr, nous navons pas de martyr en République. Tu nes pas un saint, ni le saint patron des rugbymen et des lycéens. Tu es lun des dizaines de milliers de résistants qui ont donné leur vie en combattant. Une victime parmi des millions dautres victimes du nazisme aussi, en Europe et en France.
Au hasard : ton alter ego, Maurice Abadie, arrêté à 17 ans par la police française, gazé à Auschwitz par les nazis. Ou encore, Renée Alfandari, Henri Alixant et tant dautres.
Le plus grave, cest que ce faisant, on raconte aux générations futures une Histoire tronquée, imaginaire, partielle. On galvaude ta lettre, ton exemple et toute la Résistance contre le IIIe Reich. On fait des nazis qui tont assassiné de vulgaires croque-mitaines tueurs dadolescents. Bientôt, cher Guy Môquet, ta lettre sera le symbole de la lutte contre le Mal, en tout temps et en tout lieu. Et les lycéens, saisis deffroi et démotion quand on leur lira ce symbole national que sera devenue ta lettre, oublieux dune histoire quils connaissent parfois mal, traiteront de sale nazi le premier tueur denfant venu. Cela entretiendra la confusion et linculture, plutôt que dy remédier.
Pardon, cher Guy Môquet, de texposer les péripéties dérisoires dont ta lettre est lobjet. Pardon de galvauder ta mémoire, de mêler ton souvenir à une compétition sportive que lon aura vite oubliée.
Contrairement à toi.
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