23-02-2005, 00:08
La dernière chasse d'Hunter S. Thompson
L'écrivain et journaliste américain s'est suicidé dimanche. Inventeur du «gonzo journalisme» et auteur de «Las Vegas Parano», il avait 67 ou 69 ans.
Par Grégory SCHNEIDER
'écrivain et journaliste — encore qu'il a essayé d'effacer la frontière entre «ces deux catégories artificielles, à leur meilleur niveau deux moyens différents pour les mêmes fins» — américain Hunter S. Thompson est mort dimanche dans sa maison fortifiée de Woody Creek (Colorado), près d'Aspen. Le «Docteur», qui accéda au rang d'écrivain culte en 1971 avec la publication de «Las Vegas Parano», a mis fin à ses jours en se tirant une balle dans la tête : c'est en tout cas ce qu'a affirmé son fils Juan au journal «Aspen Daily News».
Ce mystérieux doctorat qu'Hunter S. Thompson accolait à son nom, l'écrivain l'aurait reçu d'une non moins mystérieuse «église américaine» pendant les années 60. Il avait 67 ou 69 ans, selon les versions qu'il donnait au fil des interviews. Au cours desquelles il disait beaucoup de choses sur son enfance passée dans sa ville natale de Louisville (Kentucky) entre une mère alcoolique et un père courtier en assurance, sur le congé pour insubordination qui lui fut donnée par l'armée de l'air dans les années 50, sur ses démêlés de jeunesse avec la justice. Mais c'est peut-être dans ses récits que l'écrivain s'est le plus découvert.
Des Hells à Las Vegas
Thompson a commencé sa carrière comme journaliste sportif à la fin des années 50 et correspondant en Amérique du Sud et à Porto Rico pour diverses parutions, dont le défunt New York Herald Tribune. Admirant Joseph Conrad, il rédige en 1960 son premier ouvrage (selon lui le deuxième, le premier dormant toujours dans un tiroir) à Porto Rico, «Rhum Express» qui ne sortira qu'en 2000. «C'était amusant et vaguement déprimant à la fois, écrit-il. Me voilà, vivant dans un hôtel de luxe, dévalant les rues de cette ville à moitié latine (il parle de San Juan) dans une voiture miniature qui ressemble à un cafard et qui sonne comme un jet de combat (…) Une partie de la ville ressemble à Tampa (Floride), l'autre à un asile médiéval.» En 1964, il projette de faire une série d'articles sur les Hell's Angels, dont «la superbe arrogance inentamée et l'intime conviction d'être la plus redoutable horde motorisée de toute l'histoire de la chrétienté» l'attire.
Il en fera finalement un livre, «Hell's Angels», très éclairant sur sa thématique de prédilection — le «rêve américain», ou plutôt sa fin — et sur sa méthode. Il s'immerge dans son sujet en vivant avec les motards pendant des semaines «parce que l'auteur doit participer à la scène tout en l'écrivant». Il se montre aussi scrupuleux que possible, très proche des faits ; ne versant ni dans la mythologie, ni dans le sensationnalisme d'une presse réactionnaire «qui les nappait de sang et couvrait de ridicule».
Gonzo
Incidemment, il définit ce qu'il a lui-même labellisé comme le «gonzo journalisme», et défini en ménageant une passerelle entre le reportage et les arts — avec la prévalence d'un ½il d'«artiste» sur le monde : «C'est un style de "reportage" fondé sur l'idée de Faulkner que la meilleure fiction est beaucoup plus vraie que n'importe quelle forme de journalisme (̷) Le vrai reportage gonzo exige le talent du maître journaliste, l'½il du photographe/artiste et les coroñes en bronze d'un acteur.» Attributs qui lui vaudront plusieurs mois d'hospitalisation après avoir refusé de partager ses droits d'auteur avec les Hell's Angels avec lesquels il a voyagé.
La fin du rêve
Le grand coup d'Hunter S. Thompson est cependant à venir. En 1971, il part couvrir à Las Vegas une course de voiture de troisième ordre, la Mint 400. L'article de 2.500 mots commandé par «Sports Illustrated» se transforme en «Las Vegas Parano», le livre d'une équipée sauvage menée tambour battant (coke, LSD et amphétamines consommées du matin au soir, plus des «extraits de glande surrénale fraîchement prélevée sur un cadavre», selon lui la drogue ultime) avec un «avocat samoan», dans la «réalité» un dénommé Oscar Acosta, aussi défoncé que lui. Une réalité qui lui faisait comparer un casino dont le thème est le cirque au «monde si le IIIe Reich avait gagné la guerre». Et coller, comme William Blake ou Jack Kerouac, à l'air de son temps: Duke (le nom qu'il s'est donné dans le livre) et son compère sont à la recherche du rêve américain et constatent à l'antépénultième chapitre — le seul qui ne comprenne que des dialogues — qu'il n'existe plus.
Gazonner les rues
Hunter S. Thompson a perdu son paradis. Il couvrira la campagne électorale de Richard Nixon en 1972 (dont il tirera un livre, «La Grande chasse aux requins»), où le futur président déchu apparaît sous un jour angoissant quelques mois avant le Watergate. A partir de 1975, Thompson n'écrira pratiquement plus rien ; certains exégètes y voyant un lien avec la disparition inexpliquée d'Acosta cette même année. Thompson entretient quand même haut la main sa légende, collectionnant les armes ou apparaissant toujours en lunettes noires et couvre-chef (chapka, bob araignée, panama) sous l'½il des photographes.
Dans les années 70, il se présente devant les électeurs d'Aspen au poste de shérif, avec pour programme de «gazonner les rues». Pour les besoins de l'adaptation de «Las Vegas Parano» au cinéma (1998, réalisé par Terry Gilliam), Johnny Depp le rencontre. «La première chose qu'on ait fait tous les deux, a expliqué Depp qui allait prendre le rôle de Duke, c'est d'aller dans son jardin pour tirer au fusil. Tout est dangereux avec Hunter.»
source Libération
Long Live Raoul Duke.
L'écrivain et journaliste américain s'est suicidé dimanche. Inventeur du «gonzo journalisme» et auteur de «Las Vegas Parano», il avait 67 ou 69 ans.
Par Grégory SCHNEIDER
'écrivain et journaliste — encore qu'il a essayé d'effacer la frontière entre «ces deux catégories artificielles, à leur meilleur niveau deux moyens différents pour les mêmes fins» — américain Hunter S. Thompson est mort dimanche dans sa maison fortifiée de Woody Creek (Colorado), près d'Aspen. Le «Docteur», qui accéda au rang d'écrivain culte en 1971 avec la publication de «Las Vegas Parano», a mis fin à ses jours en se tirant une balle dans la tête : c'est en tout cas ce qu'a affirmé son fils Juan au journal «Aspen Daily News».
Ce mystérieux doctorat qu'Hunter S. Thompson accolait à son nom, l'écrivain l'aurait reçu d'une non moins mystérieuse «église américaine» pendant les années 60. Il avait 67 ou 69 ans, selon les versions qu'il donnait au fil des interviews. Au cours desquelles il disait beaucoup de choses sur son enfance passée dans sa ville natale de Louisville (Kentucky) entre une mère alcoolique et un père courtier en assurance, sur le congé pour insubordination qui lui fut donnée par l'armée de l'air dans les années 50, sur ses démêlés de jeunesse avec la justice. Mais c'est peut-être dans ses récits que l'écrivain s'est le plus découvert.
Des Hells à Las Vegas
Thompson a commencé sa carrière comme journaliste sportif à la fin des années 50 et correspondant en Amérique du Sud et à Porto Rico pour diverses parutions, dont le défunt New York Herald Tribune. Admirant Joseph Conrad, il rédige en 1960 son premier ouvrage (selon lui le deuxième, le premier dormant toujours dans un tiroir) à Porto Rico, «Rhum Express» qui ne sortira qu'en 2000. «C'était amusant et vaguement déprimant à la fois, écrit-il. Me voilà, vivant dans un hôtel de luxe, dévalant les rues de cette ville à moitié latine (il parle de San Juan) dans une voiture miniature qui ressemble à un cafard et qui sonne comme un jet de combat (…) Une partie de la ville ressemble à Tampa (Floride), l'autre à un asile médiéval.» En 1964, il projette de faire une série d'articles sur les Hell's Angels, dont «la superbe arrogance inentamée et l'intime conviction d'être la plus redoutable horde motorisée de toute l'histoire de la chrétienté» l'attire.
Il en fera finalement un livre, «Hell's Angels», très éclairant sur sa thématique de prédilection — le «rêve américain», ou plutôt sa fin — et sur sa méthode. Il s'immerge dans son sujet en vivant avec les motards pendant des semaines «parce que l'auteur doit participer à la scène tout en l'écrivant». Il se montre aussi scrupuleux que possible, très proche des faits ; ne versant ni dans la mythologie, ni dans le sensationnalisme d'une presse réactionnaire «qui les nappait de sang et couvrait de ridicule».
Gonzo
Incidemment, il définit ce qu'il a lui-même labellisé comme le «gonzo journalisme», et défini en ménageant une passerelle entre le reportage et les arts — avec la prévalence d'un ½il d'«artiste» sur le monde : «C'est un style de "reportage" fondé sur l'idée de Faulkner que la meilleure fiction est beaucoup plus vraie que n'importe quelle forme de journalisme (̷) Le vrai reportage gonzo exige le talent du maître journaliste, l'½il du photographe/artiste et les coroñes en bronze d'un acteur.» Attributs qui lui vaudront plusieurs mois d'hospitalisation après avoir refusé de partager ses droits d'auteur avec les Hell's Angels avec lesquels il a voyagé.
La fin du rêve
Le grand coup d'Hunter S. Thompson est cependant à venir. En 1971, il part couvrir à Las Vegas une course de voiture de troisième ordre, la Mint 400. L'article de 2.500 mots commandé par «Sports Illustrated» se transforme en «Las Vegas Parano», le livre d'une équipée sauvage menée tambour battant (coke, LSD et amphétamines consommées du matin au soir, plus des «extraits de glande surrénale fraîchement prélevée sur un cadavre», selon lui la drogue ultime) avec un «avocat samoan», dans la «réalité» un dénommé Oscar Acosta, aussi défoncé que lui. Une réalité qui lui faisait comparer un casino dont le thème est le cirque au «monde si le IIIe Reich avait gagné la guerre». Et coller, comme William Blake ou Jack Kerouac, à l'air de son temps: Duke (le nom qu'il s'est donné dans le livre) et son compère sont à la recherche du rêve américain et constatent à l'antépénultième chapitre — le seul qui ne comprenne que des dialogues — qu'il n'existe plus.
Gazonner les rues
Hunter S. Thompson a perdu son paradis. Il couvrira la campagne électorale de Richard Nixon en 1972 (dont il tirera un livre, «La Grande chasse aux requins»), où le futur président déchu apparaît sous un jour angoissant quelques mois avant le Watergate. A partir de 1975, Thompson n'écrira pratiquement plus rien ; certains exégètes y voyant un lien avec la disparition inexpliquée d'Acosta cette même année. Thompson entretient quand même haut la main sa légende, collectionnant les armes ou apparaissant toujours en lunettes noires et couvre-chef (chapka, bob araignée, panama) sous l'½il des photographes.
Dans les années 70, il se présente devant les électeurs d'Aspen au poste de shérif, avec pour programme de «gazonner les rues». Pour les besoins de l'adaptation de «Las Vegas Parano» au cinéma (1998, réalisé par Terry Gilliam), Johnny Depp le rencontre. «La première chose qu'on ait fait tous les deux, a expliqué Depp qui allait prendre le rôle de Duke, c'est d'aller dans son jardin pour tirer au fusil. Tout est dangereux avec Hunter.»
source Libération
Long Live Raoul Duke.
La nuit appelle l'aurore. Chef de la police secrète du C.C.C.