09-01-2004, 14:02
CHAPITRE 1
OLIVIER
Fatigué de bon matin, Olivier Martin repoussa sa tasse de café. Le troisième qu'il se servait en un quart d'heure dans le bar encore désert. Il ouvrit le Phocéen directement à la page des sports, comme toujours, et entreprit de lire la rubrique O.M., qui occupait une demi page grand format, minimum quotidien offert à ses lecteurs par le seul journal régional.
Près de sept ans que le Phocéen, dans le cadre d'une fusion, avait remplacé les deux journaux en place depuis des décennies, l'Eclair du Sud qui, sous un titre bleu, professait des idées de droite et la Liberté, qui sous un titre rouge, défendait des idées de gauche. Près de sept ans et Olivier ne s'était toujours pas fait à ce Phocéen qui se disait apolitique mais servait ouvertement la soupe au maire de droite. Et qui, à côté de cela, se gardait bien d'émettre la moindre opinion sur quoi que ce soit ! C'est bien ce qu'Olivier reprochait à la presse moderne en général qui se contentait de rapporter les faits, sans les commenter.
" Par souci d'objectivité " qu'ils disaient. Tu parles ! Rapporter les faits, quand tu en oublies certains ou que tu en modifies d'autres, c'est vachement objectif.
Chaque fois qu'il ouvrait ce journal dénué de personnalité, il ne pouvait s'empêcher de penser au sketch de Coluche dans lequel il citait une phrase authentique de Lecanuet, alors ministre de la défense : " Je ne suis ni pour ni contre, bien au contraire " " Va savoir ce qu'il pense, cet homme-là ! " ajoutait le génial amuseur...
Ce phénomène de banalisation avait désormais gagné le sport et Olivier regrettait le temps où les journalistes sportifs analysaient et donnaient leur opinion, véhémentement parfois, au lieu de se contenter d'ouvrir les guillemets pour faire parler des jeunes gens n'ayant pour la plupart rien d'intéressant à dire.
Dans la presse écrite comme à la radio et à la télé, il n'en pouvait plus de rencontrer sempiternellement les mêmes clichés, les mêmes phrases désespérément vides, qu'il ne s'amusait même plus à recenser.
" On prend les matches les uns après les autres ", " Il n'y a pas de petit adversaire ", " Un match n'est jamais joué ", " A nous de savoir réagir ", " On a bien joué le coup "
Quel intérêt pouvait-il y avoir à lire de pareilles banalités ? Même les comptes rendus analytiques des lendemains de matches étaient en voie de disparition, remplacés de plus en plus par d'insipides déclarations de joueurs ou par d'impersonnels autant que sommaires descriptifs écrits au présent, ce qui les rendait plus vite encore obsolètes.
Les journalistes, en somme, faisaient tous de la radio, y compris ceux de la presse écrite qui offraient ainsi à leurs lecteurs ce que tout le monde avait entendu la veille dans le poste ou sur l'écran
Il y en avait bien un ou deux qui s'efforçaient encore de disséquer les matches et d'émettre des opinions originales (bonnes ou erronées d'ailleurs, c'était là tout l'intérêt) mais leur combat semblait perdu d'avance.
D'ailleurs, dans la page des sports du Phocéen, il y avait de moins en moins de texte, désavantageusement remplacé, comme dans tous les canards, par des infographies simplistes qui semblaient ne devoir être destinées qu'aux benêts. Rien n'arrêterait plus l'avancée du tout-puissant royaume de l'iconographie, rebaptisée par ses soins i-connerie-graphie
Et puis ces couleurs que la direction (parisienne) du Phocéen avait choisies lors de sa naissance !
Le bleu et le rouge représentaient certes les deux journaux dont il était issu. Mais il s'agissait aussi et surtout des couleurs du P-SG ! Olivier comme une immense majorité de supporters marseillais, avait d'abord cru à une blague. Il avait pourtant fallu se rendre à l'évidence : ce n'en était pas une et le journal appelé à raconter quotidiennement la saga de l'OM portait les couleurs de son rival abhorré !
Il en était là de ses réflexions lorsque Titin poussa la porte et vint accrocher sa veste à l'antique porte - manteau sur pied qu'Olivier avait acheté à la salle des ventes. Sous sa veste, Titin portait une chemise blanche et un gilet noir, comme d'habitude, et se trouvait donc prêt à remplir sans transition son office. Le coup de feu des cafés du matin n'allait pas tarder.
Quel âge avait Titin ? Nul n'aurait su le dire, à part Olivier bien sûr qui, en tant qu'employeur, avait découvert avec surprise que ce garçon qui semblait avoir quinze ans de plus que lui en avait en fait dix de moins. Les effets de l'alcool
Les yeux larmoyants, le nez turgescent et le visage prématurément ridé, Titin traînait son mal-être qu'il noyait dans le " jaune " - car pour rien au monde il n'aurait appelé un pastis autrement.
Petit et souffreteux, il s'était présenté un jour en quête de travail et Olivier, qui cherchait justement quelqu'un pour lui donner un coup de main, s'était laissé émouvoir par ce regard d'épagneul dans lequel il avait immédiatement décelé la petite faille des vaincus de la vie, imperceptible pourtant au commun des mortels.
Lui ne s'y trompait jamais, reconnaissant au premier coup d'oeil ceux qui, comme lui-même, avaient souffert ; ceux qui avaient un passé douloureux, parfois caché mais toujours difficile, voire impossible à exprimer et qui traînaient cela comme un fardeau.
" Je veux chanter pour ceux / Qui sont loin de chez eux / Et qui ont dans les yeux / Quelque chose qui fait mal, qui fait mal..."
Michel Berger avait su trouver les mots pour dire ce que, par lassitude, les blessés de l'existence n'avaient jamais l'envie d'extérioriser. Lui le premier, qui gardait tout au fond de son coeur et en souffrait à petit feu...
Mais, pour Titin, il avait vite compris que le garçon n'était opérationnel que le matin. Sitôt passée l'heure de l'apéro, qui finissait pour lui en véritable supplice, le bougre s'en allait claquer sa paye ailleurs, sans même manger, les " jaunes " - qu'il buvait fort épais - lui servant de nourriture.
" De nourriture terrestre " ajoutait plaisamment Olivier qui avait lu André Gide...
Tant qu'à faire, la logique aurait voulu que le Titin dépensât son bel argent sur place, selon le principe des liquides et des vases communicants, tout à fait en situation dans un bar...
Mais outre qu'il aurait pu se faire traiter d'exploiteur par quelques habitués, Olivier avait vite compris que Titin, lorsqu'il avait trop bu, était mieux chez les voisins que chez lui...
Insupportable, ingérable, déraisonnable et agressif par dessus le marché ! Olivier, par habitude, savait comment s'y prendre avec les clients éméchés, qu'il entortillait avec des phrases toutes faites, sans jamais les prendre de front. Mais Titin était vraiment spécial et mieux valait qu'il aille en d'autres lieux noyer sa déprime en proférant - qui sait - du mal de son patron.
C'est donc seul que celui-ci assurait tous les jours la deuxième tournée des cafés, celle de l'après repas.
Olivier finissait précisément le sien, livré par un petit resto voisin et avalé sur le pouce, lorsque Dédé fit une entrée théâtrale en déclarant :
- " punaise, Olive, je viens de l'entendre à la radio : Mario Zatelli est mort ! "
En un instant, il sentit son sang se glacer et son âge, soudain, lui tomber sur les épaules...
(A suivre)
Théophile Cabot de la Cèze
OLIVIER
Fatigué de bon matin, Olivier Martin repoussa sa tasse de café. Le troisième qu'il se servait en un quart d'heure dans le bar encore désert. Il ouvrit le Phocéen directement à la page des sports, comme toujours, et entreprit de lire la rubrique O.M., qui occupait une demi page grand format, minimum quotidien offert à ses lecteurs par le seul journal régional.
Près de sept ans que le Phocéen, dans le cadre d'une fusion, avait remplacé les deux journaux en place depuis des décennies, l'Eclair du Sud qui, sous un titre bleu, professait des idées de droite et la Liberté, qui sous un titre rouge, défendait des idées de gauche. Près de sept ans et Olivier ne s'était toujours pas fait à ce Phocéen qui se disait apolitique mais servait ouvertement la soupe au maire de droite. Et qui, à côté de cela, se gardait bien d'émettre la moindre opinion sur quoi que ce soit ! C'est bien ce qu'Olivier reprochait à la presse moderne en général qui se contentait de rapporter les faits, sans les commenter.
" Par souci d'objectivité " qu'ils disaient. Tu parles ! Rapporter les faits, quand tu en oublies certains ou que tu en modifies d'autres, c'est vachement objectif.
Chaque fois qu'il ouvrait ce journal dénué de personnalité, il ne pouvait s'empêcher de penser au sketch de Coluche dans lequel il citait une phrase authentique de Lecanuet, alors ministre de la défense : " Je ne suis ni pour ni contre, bien au contraire " " Va savoir ce qu'il pense, cet homme-là ! " ajoutait le génial amuseur...
Ce phénomène de banalisation avait désormais gagné le sport et Olivier regrettait le temps où les journalistes sportifs analysaient et donnaient leur opinion, véhémentement parfois, au lieu de se contenter d'ouvrir les guillemets pour faire parler des jeunes gens n'ayant pour la plupart rien d'intéressant à dire.
Dans la presse écrite comme à la radio et à la télé, il n'en pouvait plus de rencontrer sempiternellement les mêmes clichés, les mêmes phrases désespérément vides, qu'il ne s'amusait même plus à recenser.
" On prend les matches les uns après les autres ", " Il n'y a pas de petit adversaire ", " Un match n'est jamais joué ", " A nous de savoir réagir ", " On a bien joué le coup "
Quel intérêt pouvait-il y avoir à lire de pareilles banalités ? Même les comptes rendus analytiques des lendemains de matches étaient en voie de disparition, remplacés de plus en plus par d'insipides déclarations de joueurs ou par d'impersonnels autant que sommaires descriptifs écrits au présent, ce qui les rendait plus vite encore obsolètes.
Les journalistes, en somme, faisaient tous de la radio, y compris ceux de la presse écrite qui offraient ainsi à leurs lecteurs ce que tout le monde avait entendu la veille dans le poste ou sur l'écran
Il y en avait bien un ou deux qui s'efforçaient encore de disséquer les matches et d'émettre des opinions originales (bonnes ou erronées d'ailleurs, c'était là tout l'intérêt) mais leur combat semblait perdu d'avance.
D'ailleurs, dans la page des sports du Phocéen, il y avait de moins en moins de texte, désavantageusement remplacé, comme dans tous les canards, par des infographies simplistes qui semblaient ne devoir être destinées qu'aux benêts. Rien n'arrêterait plus l'avancée du tout-puissant royaume de l'iconographie, rebaptisée par ses soins i-connerie-graphie
Et puis ces couleurs que la direction (parisienne) du Phocéen avait choisies lors de sa naissance !
Le bleu et le rouge représentaient certes les deux journaux dont il était issu. Mais il s'agissait aussi et surtout des couleurs du P-SG ! Olivier comme une immense majorité de supporters marseillais, avait d'abord cru à une blague. Il avait pourtant fallu se rendre à l'évidence : ce n'en était pas une et le journal appelé à raconter quotidiennement la saga de l'OM portait les couleurs de son rival abhorré !
Il en était là de ses réflexions lorsque Titin poussa la porte et vint accrocher sa veste à l'antique porte - manteau sur pied qu'Olivier avait acheté à la salle des ventes. Sous sa veste, Titin portait une chemise blanche et un gilet noir, comme d'habitude, et se trouvait donc prêt à remplir sans transition son office. Le coup de feu des cafés du matin n'allait pas tarder.
Quel âge avait Titin ? Nul n'aurait su le dire, à part Olivier bien sûr qui, en tant qu'employeur, avait découvert avec surprise que ce garçon qui semblait avoir quinze ans de plus que lui en avait en fait dix de moins. Les effets de l'alcool
Les yeux larmoyants, le nez turgescent et le visage prématurément ridé, Titin traînait son mal-être qu'il noyait dans le " jaune " - car pour rien au monde il n'aurait appelé un pastis autrement.
Petit et souffreteux, il s'était présenté un jour en quête de travail et Olivier, qui cherchait justement quelqu'un pour lui donner un coup de main, s'était laissé émouvoir par ce regard d'épagneul dans lequel il avait immédiatement décelé la petite faille des vaincus de la vie, imperceptible pourtant au commun des mortels.
Lui ne s'y trompait jamais, reconnaissant au premier coup d'oeil ceux qui, comme lui-même, avaient souffert ; ceux qui avaient un passé douloureux, parfois caché mais toujours difficile, voire impossible à exprimer et qui traînaient cela comme un fardeau.
" Je veux chanter pour ceux / Qui sont loin de chez eux / Et qui ont dans les yeux / Quelque chose qui fait mal, qui fait mal..."
Michel Berger avait su trouver les mots pour dire ce que, par lassitude, les blessés de l'existence n'avaient jamais l'envie d'extérioriser. Lui le premier, qui gardait tout au fond de son coeur et en souffrait à petit feu...
Mais, pour Titin, il avait vite compris que le garçon n'était opérationnel que le matin. Sitôt passée l'heure de l'apéro, qui finissait pour lui en véritable supplice, le bougre s'en allait claquer sa paye ailleurs, sans même manger, les " jaunes " - qu'il buvait fort épais - lui servant de nourriture.
" De nourriture terrestre " ajoutait plaisamment Olivier qui avait lu André Gide...
Tant qu'à faire, la logique aurait voulu que le Titin dépensât son bel argent sur place, selon le principe des liquides et des vases communicants, tout à fait en situation dans un bar...
Mais outre qu'il aurait pu se faire traiter d'exploiteur par quelques habitués, Olivier avait vite compris que Titin, lorsqu'il avait trop bu, était mieux chez les voisins que chez lui...
Insupportable, ingérable, déraisonnable et agressif par dessus le marché ! Olivier, par habitude, savait comment s'y prendre avec les clients éméchés, qu'il entortillait avec des phrases toutes faites, sans jamais les prendre de front. Mais Titin était vraiment spécial et mieux valait qu'il aille en d'autres lieux noyer sa déprime en proférant - qui sait - du mal de son patron.
C'est donc seul que celui-ci assurait tous les jours la deuxième tournée des cafés, celle de l'après repas.
Olivier finissait précisément le sien, livré par un petit resto voisin et avalé sur le pouce, lorsque Dédé fit une entrée théâtrale en déclarant :
- " punaise, Olive, je viens de l'entendre à la radio : Mario Zatelli est mort ! "
En un instant, il sentit son sang se glacer et son âge, soudain, lui tomber sur les épaules...
(A suivre)
Théophile Cabot de la Cèze